« La conscience d’être Bruxellois est devenue plus forte »
Dirk Snauwaert © Debby Termonia
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Le Vif/L’Express : Etre une institution mi-publique mi–privée dans le paysage institutionnel de la Belgique, est-ce un atout ou un handicap ?
Dirk Snauwaert : Pour l’instant, c’est un atout. Surtout lorsqu’on observe à quel point les musées fédéraux rament ou se rendent eux-mêmes la vie difficile sur un plan artistique. Les décisions stratégiques se sont avérées problématiques. Mais ne les ont-ils pas prises à cause de la pression d’une tutelle publique qui se rétracte de plus en plus et qui pousse, sans le dire à haute voix, vers des mains privées ? Il est évident que le bilan économique d’un musée ou d’un centre d’art ne peut plus émaner aujourd’hui à 100 % de la manne publique et qu’un apport financier privé est indispensable, qu’il provienne de la vente de tickets ou d’autres apports. Le Wiels a suivi un modèle qui, à l’époque, n’était pas très courant mais qui le devient de plus en plus. La Belgique a été régionalisée et décentralisée. Il fallait trouver un accord avec toutes les Régions en vertu d’attentes différentes. Pour la Flandre, nous avons une autre fonction que pour la Wallonie et pour Bruxelles. Heureusement, nous disposons d’un bâtiment qui permet cette diversité.
Bruxelles est la deuxième région la plus riche d’Europe, avec beaucoup d’argent privé. De nombreux citoyens sont prêts à contribuer à une qualité des activités. Mais si on veut faire mieux – et il faut faire mieux – il faut diversifier les recettes.
N’a-t-il pas été trop compliqué de faire converger les attentes des différentes communautés ?
A Bruxelles, non. Cela aurait été plus difficile en dehors de Bruxelles. La régionalisation de 1978 a laissé énormément de vides. Nous n’avons pris la place de personne. Aucun ministre d’aucun parti n’a jamais discuté cela. Le grand problème a été de trouver l’argent pour la rénovation. Tout le monde était d’accord mais pas sur le montant des crédits d’investissement. A Bruxelles, le seul crédit d’investissement réel, c’est le patrimoine ; c’est presque toujours un bâtiment classé à restaurer. Il sera beaucoup plus difficile de trouver un budget pour un futur Musée d’art contemporain que pour nous. Un musée coûte normalement autour de 100 millions d’euros.
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La gestion des musées fédéraux est-elle à la hauteur du rôle que la Belgique entend jouer en matière de politique muséale ?
Je n’en connais pas la gestion interne, donc je ne me prononcerai pas. J’ai en revanche des doutes sur les décisions stratégiques. A mon estime, le Musée Fin-de-siècle est une erreur de casting qui relève de plans marketing simplistes. On saucissonne l’histoire en présentant ce qui se vend le mieux et ce qui ne se vend pas disparaît dans les caves. Ce musée dépérit lentement parce que ce qui faisait venir le monde, c’était l’Art ancien, dont 60 à 70 % de la production est aujourd’hui dans les réserves. Au niveau de la Belgique, le XIXe siècle était peut-être important, en référence à l’époque où des grandes familles bruxelloises se sont enrichies. Mais fallait-il pour autant créer un musée sur cette seule époque ? Par ailleurs, je pense que l’occultation de la question du Congo au Musée Fin-de-siècle est un anachronisme et une preuve de refoulement. Nous sommes la capitale de l’Europe et de l’Otan et nous continuons à occulter notre histoire coloniale et l’hécatombe au Congo : tous mes amis étrangers rigolent. Il est impossible pour un Etat-nation moderne d’occulter des étapes de son histoire, même les plus sombres. L’Art nouveau a utilisé énormément de matériaux africains. Ces matériaux n’ont pas été payés ; ils ont été pillés. Aucun historien d’art n’en a pas conscience aujourd’hui.
Seriez-vous candidat à accueillir le Musée d’art contemporain ?
Nous pourrions. Nous avons le savoir-faire et les compétences. La structure du Wiels peut être élastique. Un terrain vague borde notre bâtiment. Si un homme ou une femme politique veut élargir notre espace, je ne serais pas contre. L’organisation du Wiels permet de soutenir et de mener à bien un tel projet.
L’art contemporain est-il le parent pauvre de la politique culturelle en Belgique ?
Non. Dans l’opinion publique, l’art contemporain est accepté, voire bénéficie d’un effet de mode. Il y a quinze ans, il y avait 30 personnes pour voir une expo. Aujourd’hui, il y en a 3 000. L’art n’est pas une activité qui supporte nécessairement cette frénésie. L’art, c’est plutôt intimiste. Le commerce de l’art, surtout, a ajouté cette dimension. Si on veut se faire respecter aujourd’hui dans certaines sphères de la société, il faut avoir une collection d’art contemporain. Au cours des dix dernières années, 3 000 musées se sont ouverts dans le monde, 300 rien qu’en Chine ces deux ou trois dernières années. A Bruxelles, on discute de la création d’un Musée d’art contemporain. Ailleurs, la décision est prise avant que le problème ne se pose.Le Wiels a aussi une dimension sociale. Est-ce le rôle d’un musée de contribuer à rénover un quartier ?
Participer à la rénovation d’un quartier, oui, mais résoudre les problèmes sociaux, non. On dit toujours que l’art est aussi une façon de créer un rapport avec le réel. Si vous restez aveugle au réel d’aujourd’hui, à l’actualité, à l’urgence, comment pouvez-vous parler d’art ? Dans un quartier comme le nôtre, l’exclusion économique va de pair avec l’exclusion ethnico-linguistique. Nous sommes les champions de la définition de la nationalité par l’ethno-linguistique. Nous avons dix parlements (1) ; nous sommes plus forts que la Bosnie-Herzégovine. Si on montre un art global et si une partie de cette globalité vit autour du centre d’art, un autre échange est possible. Nous avons identifié au Wiels des gens qui sont des ambassadeurs d’une différence, par leur existence même. C’est le savoir du migrant. J’ai toujours en tête cette phrase du philosophe Vilem Flusser : « Quel courage ne faut-il pas pour quitter quelque part et ne pas savoir où on va être ? » L’accumulation de ces savoirs et de ces trajectoires est très enrichissante. Mais aujourd’hui, on préfère mettre ces savoirs dans des centres fermés et les renvoyer. Il y a 3 millions de réfugiés syriens. Maggie De Block en a identifié 75 qui sont dignes d’être accueillis en Belgique…
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Y a-t-il une culture belge ?
Oui. C’est un pays, c’est la même culture, il y a juste une langue qui diffère. On est beaucoup plus différents entre Flamands et Néerlandais, entre francophones et Français qu’entre Flamands et francophones. Il existe une culture commune parce que, pour tout le monde, il est clair qu’il y a une altérité de l’autre côté de la table. Chez nous, tous les objets sont désignés par deux noms. Cela introduit de la complexité. Mais, au moins, rien n’est absolument orthodoxe. Une orthodoxie ne prend pas en Belgique.
Diriez-vous que la culture en Belgique est relativement épargnée par les coupes budgétaires ?
Hormis pour les institutions fédérales, la culture joue un rôle assez important ici. La francophonie et la néerlandophonie sont des institutions jeunes pour lesquelles la culture a une énorme fonction de « nation building », de construction de la nation, version contemporaine. Grâce à cela, nous sommes hors de danger. Mais je ne le dis pas à trop haute voix parce qu’il se pourrait qu’après les prochaines élections, cela ne soit plus le cas.
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(1) Chambre, Sénat, parlements flamand, germanophone, wallon, bruxellois, de la Fédération Wallonie-Bruxelles, commission communautaire commune (Cocom), commission communautaire flamande (VGC) et commission communautaire française (Cocof).
Gérald Papy, Le Vif/L’Express, mardi 25 février 2014